Noir Canada : petite histoire de censure ordinaire

Par Anne-Marie Voisard, professeur de psychologie

C’est dans une relative indifférence qu’a été accueilli, en octobre dernier, le retrait du marché d’un ouvrage d’intérêt public sur lequel pèse désormais un interdit de publication. L’essai Noir Canada : Pillage, corruption et criminalité en Afrique s’ajoute en effet sans tambour ni trompette à la triste liste des livres censurés de par le monde et l’histoire, le poids de la procédure judiciaire et la menace de dommages et intérêts faisant ici figure de censores librorum contemporains.

Autopsie de l’affaire Noir Canada

Noir Canada (Prix Richard-Arès, 2008) fait la synthèse et l’analyse de nombreux documents internationaux faisant état de cas d’abus, de méfaits, voire de crimes qu’auraient commis en Afrique un nombre considérable de sociétés canadiennes. En s’appuyant sur un imposant appareil de notes de plus de 1 200 entrées, Noir Canada met en lumière un système politique et financier qui se trouve de facto à légitimer et à soutenir le pillage des ressources africaines.

La démarche des auteurs de l’ouvrage, Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher, consiste conséquemment à réclamer des autorités publiques qu’elles instaurent une commission d’enquête indépendante pour faire la lumière sur toutes ces allégations.

Or, ce sont eux que l’on retrouve plutôt sur le banc des accusés suite à la publication du livre, tout comme leur éditeur Écosociété (Montréal). Les compagnies aurifères Barrick Gold et Banro Corporation, citées dans l’ouvrage parmi plusieurs autres compagnies extractives canadiennes, leur intentent dès le printemps 2008 des poursuites en diffamation totalisant 11 millions $, soit près de 50 fois le chiffre d’affaires annuel du petit éditeur.

De nombreux universitaires, auteurs, éditeurs, juristes, citoyens, organisations, syndicats et intellectuels s’empressent de dénoncer ces poursuites, s’inquiétant publiquement de leur effet potentiellement inhibant sur la liberté d’expression, le débat public et la pensée critique, fragiles conditions nécessaires à la vie démocratique. Plusieurs d’entre eux font valoir le sérieux méthodologique de Noir Canada, sa légitimité, voire sa nécessité dans le débat public. Le Monde diplomatique, par exemple, souligne la « rigueur de l’enquête »(1), alors que l’écrivain et journaliste Laurent Laplante dit de l’ouvrage, dans la revue littéraire Nuit Blanche, qu’il s’agit d’un « livre nécessaire » (2). Jean-Marc Larouche, professeur en sociologie de l’UQAM, salue pour sa part la probité tant scientifique qu’éthique des trois signataires de Noir Canada.(3)

La procédure judiciaire comme châtiment

Poursuivis pour 11 millions $, les auteurs et leur éditeur Écosociété ont vite fait de se retrouver dans un univers kafkaïen, où les impératifs de la procédure judiciaire – échappant le plus souvent à la rationalité telle qu’on peut la concevoir en sciences sociales – battaient la mesure d’un quotidien bien vite devenu insupportable.

Mais que signifie se défendre en « justice » dans ce contexte ? Assignation à plus de 20 jours d’interrogatoires, préparation de volumineux dossiers de défense, production ou traitement de milliers de documents, réception à répétition de requêtes de la partie plaignante, menace permanente d’une faillite possible avant même d’avoir pu s’adresser à un juge, etc.

Le 12 août dernier, après plus de trois années de procédures judiciaires, la juge Guylène Beaugé rendait un jugement préliminaire dans lequel elle affirmait que le « comportement procédural en apparence si immodéré » de Barrick Gold donnait à matière à inférer que « Barrick semble chercher à intimider les auteurs », notamment par la « réclamation exorbitante et disproportionnée » d’un montant de 6 millions $ en dommages et intérêts. Elle soulignait également l’incapacité de la partie plaignante à présenter, à quelques semaines du début du procès (annoncé pour l’automne 2011), la preuve d’un quelconque préjudice matériel découlant de la publication de Noir Canada.(4) Elle concluait alors dans son jugement que la poursuite intentée présentait une apparence d’abus et ordonnait l’octroi par Barrick d’une provision pour frais de 143 000 $ aux auteurs de Noir Canada. (5)

Cette modeste victoire constituait toutefois une bien mince consolation pour les défendeurs, toujours empêtrés dans des procédures juridiques menaçant de s’étendre sur des années, et consternés de constater à quel point la « justice » demeurait sourde aux véritables enjeux soulevés par le livre Noir Canada, au-delà de la seule question de la « réputation » d’une multinationale par ailleurs fort controversée. Il appert en effet, selon les règles qui prévalent dans notre système de droit, que les juges ne se saisissent que des problèmes qui leur sont soumis, et qu’il faut disposer de ressources colossales pour soumettre un problème à la justice. C’est donc dire combien l’accès à la justice est aujourd’hui conditionné à l’argent…

En octobre dernier, les Éditions Écosociété et les auteurs de Noir Canada se résignaient à cesser la publication du livre Noir Canada dans le cadre d’une entente hors Cour avec la multinationale Barrick Gold, mettant ainsi fin à un litige qui aura duré plus de 1000 jours.

Quel avenir pour la recherche ?

Malgré le règlement avec Barrick Gold et le retrait du livre Noir Canada, les auteurs Deneault, Abadie et Sacher, ainsi que les Éditions Écosociété font toujours l’objet d’une poursuite de 5 millions $ en Ontario par la multinationale Banro Corporation.

Pour Pierre Noreau, professeur de droit à l’Université de Montréal et président de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), « les poursuites-bâillons (SLAPP) entreprises par l’industrie minière contre les auteurs de l’ouvrage Noir Canada et la maison d’édition Écosociété révèlent la fragilité du statut du chercheur et le risque que courent les intellectuels et les penseurs dans notre société »(6). Il y a lieu de redouter que par crainte de représailles judiciaires sévères, de plus en plus d’universitaires et d’intellectuels tombent sous la coupe de l’autocensure et évitent la diffusion de résultats de recherche ou passent sous silence des questions d’intérêt public.

Plus inquiétante encore, peut-être, est la mainmise grandissante du secteur privé sur l’orientation et la commercialisation de la recherche universitaire, qui met à mal la liberté académique et la fonction critique de l’université. Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, révélait en 2009 sur les ondes de Radio-Canada qu’au moins deux professeurs de l’Université de Montréal s’étaient vus dans l’obligation, au cours de la même année, de taire des résultats de recherche qui mettaient à mal l’image de sociétés privées (7).

De pareilles distractions, dispositifs ouverts ou dissimulés de censure, ne sauraient être tolérées si l’on tient un temps soit peu dans notre société à la liberté de la pensée critique, sans entrave et sans intimidation, contre toutes les formes de la pensée unique.
(1) Munié, Vincent. « Noir Canada- Pillage, corruption et criminalité en Afrique », Le Monde diplomatique, août 2008

(2) Laplante, Laurent. « Noir Canda : un livre nécessaire », Nuit Blanche, 27 octobre 2008

(3) Jean-Marc Larouche et Anne-Marie Voisard, « Noir Canada. Une recherche socialement responsable », Éthique publique [En ligne], vol. 12, n° 1 | 2010, mis en ligne le 10 mai 2011, consulté le 28 novembre 2011. URL : http://ethiquepublique.revues.org/249

(4) À cet effet, notons que la géante de l’or annonçait un nouveau bénéfice record en octobre 2011, atteignant 1,37 milliards de dollars US pour son troisième trimestre. Voir : « Profits records pour Barrick », La Presse, 27 octobre 2001

(5) Barrick Gold Corporation c. Éditions Écosociété inc., [2011] QCCS 4232

(6) Noreau, Pierre. « Savoir et se taire? De la nécessité des chercheurs dans l’espace public», Le Devoir, 21 août 2008

(7) Trudel, Pierre (entrevue), « Ouvert le Samedi », Radio-Canada, 23 mai 2009