La Modernité et la crise actuelle de l’éducation : entre l’aspiration à l’autonomie intellectuelle et l’adaptation naturaliste

par Marceline Morais et le comité École et société

Il semble que l’éducation au Québec connaisse présentement une crise. Cette crise concerne autant la nature de l’éducation, ses modalités pédagogiques, que les finalités qu’elle poursuit. Les récentes réformes entreprises dans les méthodes pédagogiques, dans l’évaluation, dans la révision des programmes et le choix des cours jugés indispensables à ceux-ci, sans parler du contenu enseigné, ont suscité maints débats et généré de l’inquiétude. L’augmentation croissante des frais de scolarité, la subordination d’une partie importante de la recherche aux besoins des entreprises qui la financent, ont pour leur part alimenté généreusement la grogne du printemps dernier. Et pourtant, la crise ne date pas d’hier. Déjà, en 1963, le Rapport Parent souhaitait renouveler l’ensemble du système d’éducation québécois en réaction à ce qu’il considérait comme une crise générale de l’éducation au Québec et dans le monde. Certes, la situation n’est plus la même qu’en 1963, mais persiste toutefois l’idée suivant laquelle rien ne va plus dans le domaine de l’éducation. Notre hypothèse est que cette crise en recouvre une autre, plus fondamentale, dont elle serait, en fait, dérivée. Cette crise est celle qui déchire le monde moderne lui-même. La pensée moderne présente en effet deux aspects irréconciliables : une revendication à l’autonomie intellectuelle doublée d’une certaine ferveur naturaliste. L’opposition de ces deux aspects du rationalisme moderne explique le désaccord des esprits quant aux finalités de l’éducation et semble avoir eu pour conséquence l’abandon progressif de la revendication d’autonomie intellectuelle au profit de la valorisation du comportement adaptatif, c’est-à-dire du conformisme. Dans ce texte, nous tenterons de cerner les conséquences générées par cette crise sur les finalités que se propose l’éducation. En conséquence, nous nous demanderons si l’éducation vise encore le développement de l’esprit critique et de la réflexion, soit l’aptitude à penser par soi-même ou si elle favorise au contraire le développement d’une rationalité purement stratégique ou instrumentale, cherchant seulement à découvrir les meilleurs moyens de s’adapter aux nécessités inexorables, mais toutefois bénéfiques, d’un environnement essentiellement mercantile. Nous pensons que l’autonomie intellectuelle n’est plus l’objectif principal de l’éducation moderne, quoiqu’elle en dise, et qu’elle ne peut retrouver son aspiration originelle qu’en démasquant l’imposture de « nouvelles autorités ».

Les deux tendances contradictoires de l’époque moderne

Le XVIIIe siècle ou siècle des Lumières s’est présenté volontiers comme le siècle de toutes les émancipations, comme celui du progrès général de l’espèce humaine, qui ne devait connaître désormais aucun retour en arrière. Si l’on s’interroge sur l’esprit qui animait particulièrement cette époque, on peut s’inspirer notamment de l’opuscule d’Emmanuel Kant, intitulé Qu’est-ce que les lumières ? D’après ce texte, la caractéristique principale d’une époque éclairée, c’est-à-dire progressiste, intelligente et critique, serait la revendication d’autonomie intellectuelle. Le devoir de penser par soi-même serait alors l’impératif de l’humanité moderne. Cette autonomie serait néanmoins acquise au prix d’un arrachement à la paresse et à l’immaturité auxquelles nous succombons, semble-t-il, trop facilement.

Ainsi posée, l’émancipation intellectuelle de l’humanité consisterait en « … la sortie de l’humanité de son état de minorité dont elle est elle-même responsable[1. Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ?, Œuvres philosophiques, vol. 2, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1985, p. 209.] ». L’état de minorité, où l’on se décharge de la difficulté de penser en l’abandonnant à des tuteurs ou des autorités, est un état confortable dont peu d’êtres humains désirent vraiment sortir. Quant à ceux qui les dominent intellectuellement, les tuteurs, ils ont tout intérêt à maintenir leurs subordonnés dans cet état. Tout conspire donc à rendre la conquête de la maturité intellectuelle une tâche ardue. Et pourtant, elle constitue un devoir : « Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement[2. Ibid.] », telle est, selon Kant, la devise des Lumières. L’exigence que renferme cet impératif permet de conclure que l’autonomie intellectuelle, toute difficile qu’elle soit, ne peut être acquise autrement que sur la base d’une critique des autorités intellectuelles ; ce qui signifie, ni plus ni moins, qu’elle repose sur une remise en question fondamentale de la tradition. Or, cela peut générer certains problèmes.

Hannah Arendt, philosophe allemande du XXe siècle, à qui l’on doit d’intéressantes réflexions sur la crise de la culture et le monde moderne, prétend que Tocqueville fut l’un des premiers à entrevoir clairement les conséquences somme toute préoccupantes de la disparition de la tradition et de l’attitude de rupture qui caractérisent le monde moderne, comme en témoignent les dernières lignes de son ouvrage De la démocratie en Amérique : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. [3. Tocqueville, Alexis de, De la démocratie en Amérique, tome II, Robert Laffont, Paris, 1986, p. 657.] » La disparition de la tradition rendrait difficile, voire impossible, de penser les évènements qui arrivent, de penser le présent. En l’absence de la tradition, sans appui dans le passé, sur quoi pouvons-nous fonder désormais notre jugement ? En outre, il semble que le rejet de la tradition ait eu pour contrepartie une valorisation excessive de ce qui est actuel, contemporain, immédiat. Rien désormais n’est plus intéressant ou digne de mention, s’il ne peut faire la preuve de sa pertinence actuelle. Or, cet accent mis sur l’actuel,
qui par définition change sans cesse, rend difficile la saisie et la compréhension de quoi que ce soit. L’esprit critique, la faculté de penser par soi-même, consiste dans la possibilité d’évaluer et de remettre en cause la pensée commune, les préjugés ambiants. Or, cela devient difficile, sinon impossible, en l’absence d’un recul ou d’une mise entre parenthèses provisoire du présent. Comme l’écrivait déjà le philosophe Nietzsche, célèbre pour ses prises de position généralement hostiles ou fortement critiques envers la culture allemande de son époque, afin d’acquérir une véritable autonomie intellectuelle, il faudrait savoir penser à contre-temps, c’est-à-dire se faire volontairement inactuel [4. Cette attitude est notamment préconisée dans deux ouvrages importants qui portent respectivement le nom de Considérations intempestives, I et II, (Unzeitgemässe Betrachtungen), publiés en français en version bilingue chez Aubier Montaigne, Paris, 1966.] . Ainsi, la liquidation de la tradition, revendiquée au nom de l’autonomie intellectuelle, pourrait bien, au bout du compte, nuire à l’autonomie elle-même. En diminuant toujours de plus en plus la part des humanités dans le cursus des études, en édulcorant nos programmes d’histoire qui se vident de tout contenu polémique, en pensant qu’il faille désormais apprendre à apprendre plutôt qu’apprendre quelque chose tout court – un contenu, par exemple – en insistant sur l’enseignement de connaissances immédiatement utiles aux besoins de main-d’œuvre d’une société en développement économique constant, au détriment d’autres connaissances dont l’utilité immédiate ne se vérifie pas, le système d’éducation québécois vise-t-il encore à faire de l’individu quelqu’un qui pense par lui-même ? Ne révèle-t-il pas, au contraire, sa fascination envers la conformité de l’individu à son environnement immédiat ? Ne vise-t-il pas à produire l’adaptabilité maximale de celui-ci à un contexte toujours changeant ? Ce projet éducatif, si on peut l’appeler ainsi, se trouve renforcé par l’importance grandissante de l’idéologie naturaliste, qui constitue un autre aspect fondamental de la pensée moderne.

Le naturalisme et la nécessité

Ce qui appuie cette tendance au conformisme et au modèle adaptatif est un autre élément caractéristique des sociétés modernes : le naturalisme. Apparu lui aussi au XVIIIe siècle dans le sillage de l’empirisme anglo-saxon et du romantisme de Jean-Jacques Rousseau, celui-ci tend à évoluer présentement vers une forme de matérialisme scientiste. Dans ses grandes lignes, le naturalisme considère qu’il n’existe rien en dehors de la nature. Tout ce qui dépasse la nature n’existe tout simplement pas. En ce sens, le naturalisme rejette le surnaturel mais il rejette aussi l’abstraction, ce qui relève de l’esprit, de l’intelligible. Se méfiant du caractère ineffable, partant non mesurable et inobservable de la pensée, cette position philosophique tend forcément vers le matérialisme. Bien que les acceptions du mot nature puissent diverger, celle qui désormais s’impose en fait essentiellement l’objet des sciences expérimentales. Nécessaire, évidente, indiscutable, cette nature est également bonne au sens où elle aurait pour finalité la perpétuation de la vie et son accroissement. Bien qu’elle ne soit plus perçue, comme à l’époque de Rousseau, comme une sorte de Providence divine, elle conserve encore quelque chose de cette bonté providentielle, en cela qu’elle semble concourir, par le truchement des mécanismes de l’évolution, à la sélection des comportements et des traits génétiques les plus utiles à l’adaptabilité, au renforcement et à l’amélioration globale des espèces vivantes. Ainsi, telle une divinité bienfaisante, la nature est-elle considérée comme la direction qu’il faut suivre, tout apport extérieur ou contraire à celle-ci de la part de l’être humain apparaissant désormais nuisible comme en témoignent les premières lignes de L’Émile de Jean-Jacques Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. [5. Rousseau, J-J., Émile ou De l’éducation, Éditions Garnier Frères, Paris, 1964, p. 5.] » Il résulte de cette position une méfiance envers la culture, qui émane de l’être humain seul, de sa libre décision, et une dévotion envers la nature, dont la valorisation peut aboutir à la négation de la liberté elle-même. En effet, si tout est profondément nature, la culture, tout comme l’esprit, sont désormais suspects, car ils nous éloignent de ce qui est vrai ; si tout est naturel et matériel, la liberté est pour sa part un leurre, dont la fiction s’avère dangereuse. Ainsi, l’éducation n’aura plus pour objectif d’arracher l’individu à la nature, de dépasser l’immédiateté de la vie biologique par le moyen de la réflexion, de la pensée et des représentations qui en découlent, mais elle visera au contraire à le rapprocher de la nature, de ses processus bénéfiques et utiles, et à promouvoir un développement individuel conforme aux tendances naturelles, adapté aux lois biologiques qui déterminent son environnement. En outre, si comme le suggère le credo naturaliste, tout est nature, l’environnement immédiat auquel il faudrait résolument s’adapter dépasse l’aspect purement biologique pour englober des domaines autrefois considérés hétérogènes tels que le sociologique, l’économique, le psychologique, enfin le politique. Tous les champs de l’activité humaine seront désormais présentés comme étant régis par des nécessités naturelles, par des critères déterministes et évolutionnistes empruntés à la vie, à ce qui est nécessaire à son développement et à sa conservation. Dans ces circonstances, toute mesure politique ou économique pourra être présentée comme relevant de la nécessité, de l’ordre naturel des choses, auquel il serait irrationnel et vain de s’opposer. Pourtant, d’aucuns feront remarquer que la position naturaliste est elle-même une idée et que de ce fait, elle n’est pas du tout naturelle. Mais il y a plus : l’assujettissement des individus à des nécessités présentées comme naturelles est également rapporté au progrès de l’espèce humaine.

Il ne s’agit plus en l’occurrence de l’ancien concept du progrès, entendu comme visant l’émancipation de l’être humain envers toute forme d’autorité, mais bien d’un progrès adaptatif consistant dans l’obéissance raisonnée à des mécanismes naturels, ceux-ci étant de toute façon induits par l’évolution de l’espèce qui sélectionne toujours à notre insu, le comportement ou la forme de vie qui occasionne la plus grande chance de survie. Le progrès, entendu de cette manière, réside dans l’adaptation, dans la soumission à des lois naturelles qui, bien que dépourvues de finalité, nous sont globalement profitables[6. Au sujet de l’adaptation de l’individu à son environnement et des exigences naturalistes qui poussent dans ce sens, voir l’article de Jean Pichette, « La grande confusion », Liberté, no 297, automne 2012, p. 8 à 13.]. Enfin, en ce qui concerne les finalités de l’éducation, l’impact du naturalisme est redoutable : il tend à écarter ou à minimiser progressivement tout apprentissage ou toute matière enseignée qui ne permet pas d’augmenter l’adaptation de l’individu à son environnement immédiat, dont les lois sont perçues comme étant de nature essentiellement économique. En effet, le milieu ou l’environnement auquel nous sommes tenus de nous adapter est celui qui pourvoit à nos besoins, à notre entretien, à la préservation et à l’épanouissement de notre vie sous tous ses aspects. En ce sens, les lois qui gouvernent notre milieu concernent les biens, les ressources et les produits indispensables à l’exercice de nos fonctions vitales et au travail qu’il faut nécessairement déployer pour les produire et les acquérir. Or, l’économie est la science qui s’occcupe précisément de tout cela, comme l’indique déjà l’étymologie de ce mot d’origine grecque, oeconomia, qui signifie la « gestion de la maison », où oîkos signifie maison et nomos la loi. Les lois économiques sont naturelles en ceci qu’elles régulent sans l’intervention explicite et délibérée de l’homme le rapport entre le travail, la production et la consommation et ce dans l’intérêt général de la vie. Dans ce cas, intervenir pour corriger ou modifier ces lois est perçu comme étant forcément dommageable. Ainsi, la Nature s’interprétant de plus en plus comme un gigantesque Marché, le but plus ou moins avoué de l’éducation est de préparer une main-d’œuvre future pouvant répondre aux nécessités de l’économie mondiale qui doit, tel un organisme, absolument croître, sans quoi elle meurt, enfin, elle a tout intérêt à ne pas développer chez l’individu la capacité à réfléchir, à remettre en question et à interroger l’état actuel des choses, entreprise jugée irrationnelle, c’est-à-dire non conforme à la nature et aux impératifs de la vie. On remarquera ici la subversion du concept de la rationalité qui, désignant autrefois la sphère de la pensée, distincte de celle de la nature, de même qu’un recul critique par rapport au donné, au moyen de la réflexion, signifie désormais la subordination au donné et l’assimilation pure et simple au domaine du sensible ou du vivant, dont elle ne se distingue plus. Le type de rationalité que cette sorte d’éducation tend alors à
développer se veut avant tout stratégique, instrumental et non pas critique, son principal souci étant de veiller à ce qu’un individu comprenne les nécessités qui régissent son environnement et qu’il sache comment agir en conformité avec celles-ci, afin d’en tirer
pour lui-même et pour autrui un bénéfice maximal. Certes, on est bien loin de l’autonomie intellectuelle et il appert qu’en lieu et place des anciennes autorités (la Bible, les prêtres, la tradition, le grec et le latin), nous soyons désormais soumis à de nouvelles
autorités qui, sous l’apparence de la rationalité et de la nécessité naturelle, cachent habilement leur caractère également arbitraire.

Ainsi, la Modernité porte en elle des contradictions qui aboutissent finalement à une crise : le désir d’émancipation et d’autonomie, reléguant la tradition aux oubliettes, confirme le prestige de l’actuel et bloque toute possibilité de recul et de regard critique face au présent, ce qui conduit paradoxalement au conformisme ; la passion de la nature et la méfiance envers la culture produisent de leur côté la valorisation des comportements adaptatifs, ce qui semble contredire l’idée même d’autonomie. Enfin, tous les domaines de l’activité humaine semblent désormais régis par des mécanismes naturels qui tendent à être interprétés comme étant essentiellement d’ordre économique, ce qui amène l’éducation à s’orienter vers la formation d’individus stratégiquement adaptés qui peuvent se conformer utilement à cet environnement et répondre à ses attentes, sans jamais émettre le moindre doute quant aux pseudo-nécessités qui le régissent. Ce faisant, l’éducation a perdu de vue ce qui, en elle, était porteur d’émancipation, soit le fait de promouvoir et développer la capacité d’être intellectuellement autonome, de penser par soi-même, celle de manifester un certain recul critique face aux préjugés du monde ambiant. Enfin, elle abandonne désormais ses élèves à l’autorité de tuteurs anonymes et impitoyables qui, parce qu’ils sont dépourvus d’un vernis surnaturel, s’imposent plus facilement. Il peut sembler absurde, par exemple, que certaines écoles américaines aient choisi de présenter le créationnisme comme une théorie concurrente au darwinisme, en ce qui a trait à l’explication de l’origine des espèces vivantes. L’une de ces théories possède manifestement un caractère scientifique et l’autre non. Toutefois, les programmes d’enseignement des sciences produits par le Ministère présentent trop souvent les théories scientifiques de façon dogmatique, ou du moins ne s’efforcent pas toujours suffisamment de développer chez les élèves la curiosité et le sens critique qui accompagnent un véritable esprit scientifique, lequel prend en compte la faillibilité des théories et leur histoire. Mais l’école a-t-elle encore pour but de former un véritable esprit scientifique ? On peut en douter. Pour sortir de cette crise, il peut être utile de revenir aux sources historiques du problème, comme nous avons tenté brièvement de le faire. Malheureusement, cela ne suffit pas. Encore faut-il réorienter nos finalités éducatives de telle sorte qu’elles puissent vraiment contribuer à ce que l’individu devienne, comme
l’entendait déjà Pindare, ce qu’il est, [7. Pindare, deuxième Pythique, 72, dans Oeuvres complètes, deuxième Pyhtique, strophe 72, Éditions de la différence, 1990, Paris, France, p. 167.] c’est-à-dire qu’il dépasse par la réflexion les conditionnements et les préjugés acquis, afin de trouver dans le dialogue avec les autorités et leur remise en question, son individualité véritable. Or, cela est impossible sans une éducation humaniste et scientifique de qualité qui ne soit pas orientée uniquement vers les besoins immédiats du monde actuel et du marché économique mondial, mais qui vise aussi le développement de la pensée autonome, ce qui implique parallèlement de laisser aux professeurs, à ceux qui sont compétents dans une discipline donnée, un plus grand rôle dans l’élaboration des programmes d’enseignement.