Les injonctions-bâillons : vers une magistrocratie ?

Non seulement l’actuelle grève étudiante est sans précédent au vu de l’étendue de la mobilisation qu’elle suscite et du mépris des élites politiques qu’elle révèle, mais elle l’est également en raison de la judiciarisation inédite du conflit à laquelle nous assistons ces dernières semaines.

D’abord, diverses institutions d’enseignement se sont tournées vers les tribunaux pour contraindre les étudiants à revenir en classe et limiter les activités de protestation autour de leur établissement. Ensuite, dans plus d’une dizaine de cégeps et d’universités, des étudiants ont contourné les mécanismes démocratiques prévus par leur association étudiante en obtenant gain de cause en justice, après avoir formulé leurs revendications politiques contre la grève en termes de droits individuels. Étudiants, chargés de cours et professeurs devraient maintenant se conformer à ces injonctions sous peine d’outrage au tribunal et d’amendes pouvant atteindre jusqu’à 5000 $ ! Les directions d’établissement, pour leur part, sont sommées de prendre tous les moyens nécessaires pour assurer la reprise des cours, y compris le recours aux policiers, a estimé le juge Pierre Dallaire, entraînant la violence que l’on a connue à l’Université du Québec en Outaouais.

Ces injonctions s’inscrivent dans une tendance lourde à la judiciarisation des débats publics. Nous assistons en effet à la multiplication des recours en justice et au déplacement de plus en plus fréquent du traitement de questions sociales de l’arène politique vers l’arène judiciaire. Après les poursuites-bâillons, octroyant de fait un droit de censurer à ceux qui ont les moyens financiers d’accéder aux tribunaux, voici les injonctions-bâillons. De manière croissante, ici contre les étudiantes et là dans de multiples causes sociales, les juges sont appelés à trancher des questions d’ordre éminemment politique. L’arène judiciaire se présente donc comme une scène pervertie de la démocratie, dans laquelle la magistrature s’érige en contre-pouvoir comme figure d’autorité sociale concurrente au politique. La magistrocratie semble en voie de se substituer à la démocratie.

Privatisation de débats collectifs

La judiciarisation des débats publics est un symptôme de la contamination croissante de l’ensemble du corps social par les logiques du marché. Ainsi, des institutions d’enseignement publiques, telle que l’Université de Montréal, font valoir qu’elles sont des « propriétés privées » au même titre qu’un centre commercial et revendiquent le droit d’interdire les manifestations sur leurs terrains. Des étudiants de plusieurs institutions collégiales et universitaires, forts du principe de « l’utilisateur-payeur », s’estiment lésés dans leurs droits alors que des cours pour lesquels ils ont déboursé des frais se trouvent suspendus en temps de grève. Les avocats qu’ils paient grassement soulignent à gros trait dans leur plaidorie le salaire moyen que leurs clients pourraient empocher au terme de leurs études universitaires, prétendant ainsi faire la démonstration du « tort sérieux et irréparable » subi par ceux-ci. La justice n’agit en définitive qu’en fonction de critères monétaires.

Nous assistons ainsi à l’avènement d’un individualisme libéral exacerbé dans le cadre duquel l’appareil judiciaire se voit mobilisé pour faire valoir des intérêts particuliers. Des enjeux collectifs débattus dans l’espace public, où ils pouvaient être politiquement résolus, sont transposés dans l’arène judiciaire, reformulés dans le langage du droit et transformés en litige privé pour lequel sera rendu un jugement contraignant et accompagné de menaces de sanctions.

Cette confiscation du débat public est une grave entorse faite au principe même de la démocratie, laquelle suppose par essence des débats vigoureux. Dans le cadre de la lutte étudiante, les ordonnances d’injonctions provisoires ont également pour conséquence de neutraliser et de bafouer des décisions prises démocratiquement en assemblée générale. Fondamentalement, la judiciarisation des débats publics se présente comme un outil de contrôle et de répression de diverses formes de contestation sociale. Comme trop souvent, la répression judiciaire s’ajoute à la répression policière, administrative et étatique à laquelle font déjà face les étudiants en grève depuis le début du conflit.

Pour des débats publics à l’abri du droit

Selon la mythologie du droit, le juge serait un décideur impartial et neutre dont le rôle consisterait à interpréter la loi et à appliquer le droit aux faits. Cette supercherie a eu son temps. Quelle est donc la légitimité de ce juge qui écrit dans une ordonnance d’injonction provisoire du 18 avril dernier que les revendications des associations étudiantes relèvent d’une « grève sauvage », tout en décrétant unilatéralement que la reprise de certains cours ordonnée par les tribunaux ne changera rien au rapport de force entre les étudiants et le gouvernement ? Nous devons nous inquiéter vivement que de tels penchants idéologiques plus ou moins voilés aient, du fait de notre système de droit, force de loi.

Traditionnellement, les tribunaux se révèlent être des lieux de reproduction et de renforcement des rapports de force inégaux qui prévalent dans la vie économique et sociale, au profit d’acteurs mobilisant le droit comme instrument de défense de leurs intérêts individuels. Sans égard aux fragiles conditions d’exercice de la démocratie, le droit se met de facto au service de ceux qui ont les moyens de s’en payer l’accès. La justice, conditionnée par l’argent, constitue le dernier recours dont dispose la classe dominante pour faire valoir fatalement ses intérêts.

Inutile de compter sur l’instance judiciaire pour remettre en question l’ordre établi, pour imposer d’urgentes et nécessaires questions à l’ordre du jour politique ou pour renverser un gouvernement en faillite. Il revient au politique de déterminer les formes les plus justes du vivre-ensemble et les modalités de répartition des parts du commun.

Voilà pourquoi il importe de résister à la magistrocratie et de protéger le débat public contre les dérives autoritaires et arbitraires du droit. De pareilles intrusions et détournements du politique ne sauraient être tolérés si l’on tient un tant soit peu encore dans nos sociétés à se considérer comme des sujets collectifs.

Anne-Marie Voisard
Enseignante au Cégep de Saint-Laurent (membre de Profs contre la hausse)
Responsable des affaires juridiques aux Éditions Écosociété
(Article publié dans Presse-toi à gauche, 1er mai 2012)