par Yannick Delbecque
Dans les deux premiers articles de cette série, j’ai expliqué comment sont calculées les cotisations syndicales que nous versons à nos regroupements fédéraux et condéféreaux, la FNEEQ, la CSN et le Conseil central du Montréal métropolitain, et j’ai fait un survol de l’utilisation de ces sommes par ces instances. Pour clore cette série, je vais discuter des aspect légaux et historiques du processus actuel de collecte des cotisations syndicales, la formule Rand.
Reconnaissance du droit d’association syndicale
C’est au 19e siècle que les premières organisations syndicales apparaissent au Québec et au Canada. Ces premiers syndicats sont des associations ouvrières de travailleurs spécialisés. Elles servent souvent à établir un rapport de force pour obtenir de meilleurs conditions de travail, mais elles jouent aussi le rôle de sociétés de secours mutuel, qui servent par exemple à aider les travailleurs malades ou à soutenir la famille d’un travailleur décédé au travail1. Ces organisations ont nécessairement besoin d’argent pour fonctionner. On demande donc aux membres de verser une cotisation pour financer leurs activités. Cette cotisation est le plus souvent versée en main propre à un représentant de l’organisation. L’absence de cadre léglislatif concernant la gestion de cet argent cause des problèmes divers. Les sommes à gérer par les sociétés de secours mutuels sont parfois importantes et peu de travailleurs ont l’expérience nécessaire pour les administrer. De plus, ces sociétés n’arrivent pas toujours à faire respecter leurs propres règles par leurs membres car les tribunaux de l’époque n’étaient pas bien préparés pour se prononcer sur les litiges internes de ces organisations.
Les regroupements de travailleurs revendiquant de meilleures conditions de travail opéraient régulièrement dans la clandestinité et étaient même souvent considérés comme des formes d’organisations criminelles qui s’attaquent à la « liberté de commerce. » Certaines lois criminalisent le simple fait de revendiquer une hausse de salaire ou de meilleures conditions de travail. Plusieurs lois sont adoptées un peu partout dans le monde pour rendre illégales les organisations syndicales. Dans l’empire britannique, les Master and Servant Acts2 rendaient criminel et passible d’emprisonnement le fait de s’absenter du travail ! Malgré cette répression, les terribles conditions de travail de la révolution industrielle font en sorte que les travailleurs s’organisent tout de même en syndicats, qui seront généralement assez éphémères.
En 1872 un mouvement syndical important se forme autour d’une revendication: la semaine de travail de 58 heures. Un syndicat de typographes de Toronto fait une grève importante pour ce mouvement. En réaction à la pression grandissante, le premier ministre Macdonald fit adopter en 1873 le Trade Union Act qui décriminalise les organisations syndicales. De l’adoption de cette loi à la Seconde Guerre mondiale, les syndicats furent tolérés, mais leur reconnaissance comme interlocuteurs légitimes pour représenter les salariés était laissée à la discrétion des employeurs. De multiples conflits importants auront lieu dans cette période ayant comme revendication principale la reconnaissance syndicale. Le recours aux briseurs de grèves était fréquent et a brisé plusieurs syndicats, les plus résistants d’entre eux étant les syndicats d’employés spécialisés, plus difficiles à remplacer.
Tandis que la reconnaissance des syndicats se met peu à peu en place, les syndicats locaux, qui adhéraient parfois à des fédérations américaines pour accroitre leur rapport de force, commencent à former leur propres fédérations et confédérations3. L’intrusion d’intérêts étrangers dans l’organisation du travail dérange et de plus en plus de syndicats mettent en commun des ressources pour former des fédérations et confédérations créées au Québec. C’est dans cette foulée que le Conseil central des métiers et du travail de Montréal est créé en 1886. Plus tard, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada est fondée à Hull en 1921, organisation qui deviendra la CSN en 1960. En 1936, le travail de Laure Gaudreault mène à la fondation de la Fédération des institutrices catholiques du Québec qui, en fusionnant avec d’autres organisations similaires au fil des ans, deviendra l’actuelle CEQ. Quant à la la FTQ, elle apparait dans sa première forme en 1936 sous le nom de Fédération provinciale du travail du Québec, qui elle aussi fusionnera en 1957 pour devenir la FTQ actuelle. La naissance de ces organisations témoigne d’une plus grande stabilité financière des syndicats locaux et d’une volonté générale de mettre des ressources en commun pour avoir de plus grands moyens d’actions.
Loi des relations ouvrières
En 1944, le gouvernement férédal adopte une loi qui impose la reconnaissance syndicale aux employeurs, idée qui sera rapidement reprise au Québec par le gouvernement Godbout qui fait adopter par l’assemblée nationale la Loi des relations ouvrières. Cette loi s’inspire du National Labor Act (aussi connu sous le nom de loi Wagner), adopté en 1935 aux États-Unis dans le cadre des réformes du New Deal du président Roosevelt. Elle donne au syndicat d’une même « unité de négociation » le monopole de la représentation des employés. Pour s’assurer de la représentativité des interlocuteurs syndicaux, elle instaure le système d’accrédication syndicale actuel, où la commission des relations ouvrières, ancêtre de l’actuelle commission des relations de travail, est établie pour octroyer la reconnaissance officielle du syndicat4. Cette nouvelle loi oblige aussi les parties syndicales et patronales à négocier de bonne foi.
Après l’adoption de cette loi et jusqu’aux années soixante, les centrales syndicales s’organisent autour de liens de solidarité de plus en plus forts et, en conséquence, gagneront beaucoup en influence et en importance. Elles feront ainsi plusieurs gains importants dont les effets se font toujours sentir aujourd’hui. Par exemple, la tumultueuse grève de l’amiante de 1949 s’est, pour la première fois en Amérique du Nord, soldée par une participation des salariés aux décisions et à la gestion de l’entreprise qui les emploie. Les revendications de nature sociale se multiplient, dont notamment l’accès universel à l’éducation et un accès plus facile au logement.
La loi des relations ouvrières a ancré la reconnaissance syndicale dans un cadre législatif, mais ne donnait aucune indication au sujet de la perception des cotisations syndicales. Cette faille importante causera de multiples problèmes aux syndicats qui peinaient à assurer leur stabilité financière.
La formule Rand
En 1945-1946, si peu de temps après la Seconde Guerre mondiale que la loi sur les mesures de guerre rendait toujours les gouvernements responsables de facto de leur usine, les dix-sept mille travailleurs de l’usine Ford à Windsor font une grève de plusieurs mois dont le dénouement marquera jusqu’à aujourd’hui l’organisation du monde syndical québecois et canadien. Les revendications étaient nombreuses parce que les travailleurs voulaient avoir des conditions de travail similaires à celles de leurs confrères plus avantagés des États-Unis qui travaillaient aussi dans les usines de Ford. Ce sont cependant deux revendications importantes qui étaient au coeur du conflit: le prélèvement automatique des cotisations syndicales par l’employeur et la mise en place d’une procédure de règlement des griefs. Les parties acceptèrent la proposition du gouvernement à l’effet qu’un juge de la cour suprême agisse comme arbitre et tranche le litige entre patron et employés. Le juge Ivan Rand fut désigné comme arbitre.
La décision du juge Rand fut d’obliger l’employeur à prélever les cotisations syndicales avant le versement des salaires et à remettre la somme au syndicat. De plus, le juge Rand a estimé que comme tous les travailleurs sont couverts par le même contrat de travail et qu’ils en tirent les mêmes bénéfices, le prélèvement automatique des cotisations doit donc s’appliquer non seulement aux travailleurs membres du syndicat – ceux ayant signé leur carte d’adhésion – mais aussi à l’ensemble des personnes bénéficiant de la convention collective. En contrepartie, le syndicat a l’obligation de représenter l’ensemble des travailleurs et non seulement ses membres. Ce compromis est maintenant connu sur le nom de « formule Rand ».
Au-delà du conflit de travail à l’usine Ford de Windsor, l’établissement de la formule Rand répondait à une demande importante du monde syndical de l’époque. Dans les deux années qui ont précédé la décision du juge Rand, près de 90 % des conflits de travail ayant été présentés à des commissions de conciliation portaient en partie sur la question de la sécurité syndicale et dans environ 72 % des cas, les arbitres ont décidé de mettre en place une formule de sécurité syndicale. Cette sécurité assure au syndicat les revenus nécessaires à son fonctionnement et à la représentation adéquate de ses membres. Des variantes de la formule Rand étaient déjà en place dans certains cas, mais au Québec la plus grande part des syndicats utilisaient plutôt la formule de l’atelier syndical parfait, où un travailleur doit obligatoirement adhérer au syndicat5.
Décennies mouvementées
En 1964, le Code du travail remplace la Loi des relations ouvrières. Le code sera amendé dès 1965 pour ajouter les enseignants à la liste des différents groupes de travailleurs de la
fonction publique ayant gagné le droit de grève avec l’adoption du nouveau code du
travail6.
Les années 70 ont été marquées par deux grèves sociales et plusieurs grèves importantes qui aujourd’hui servent souvant de référence collective pour illustrer le militantisme syndical. Lors de plusieurs de ces conlits de travail, l’utilisation de briseurs de grève et les injonctions ont créé des climats de tension ayant mené à des débordements violents. L’idée d’interdire le recours aux briseurs de grève apparait en 1973, mais c’est en 1977 que le gouvernement Lévesque passe aux actes. Il modifie le Code du travail afin d’y inclure, entre autres, la formule Rand et un volet qui interdit l’utlisation de briseurs de grèves. Ces modifications seront dénoncées par le Conseil du patronat du Québec7. Le Québec demeure aujourd’hui le seul endroit en Amérique du nord où l’utilisation de briseurs de grèves est interdite.
Conclusion
Nous avons vu que l’organisation du monde syndical actuel, avec la formule Rand comme mécanisme de perception des cotisations syndicales, est le fruit de l’histoire des revendications des travailleurs d’ici. On peut lire ou entendre régulièrement des interventions anti-syndicales remettant en cause la formule Rand. On peut se demander comment le monde syndical pourrait être organisé différement. Nous conclurons cet article par une brève comparaison avec des formules différentes.
Il existe des organisations syndicales qui ont des systèmes de financement différents par choix politique. Le Syndicat Industriel des Travailleuses et des Travailleurs8 ou la
Confédération Nationale du Travail française n’acceptent pas le système de prélèvement automatique et préfèrent que chaque travailleur aille porter sa cotisation en main propre à son représentant pour favoriser l’implication et pour limiter le rôle de l’employeur dans les affaires syndicales9. Il est aussi instructif de comparer l’organisation de notre univers syndical avec le système syndical français. Le droit de grève y est un droit individuel protégé par la constitution qui peut être exercé – individuellement – pour des fins politiques. De plus, plusieurs organisations syndicales, chacune avec ses revendications politiques propres, sont actives sur chaque lieu de travail. Chaque travailleur peut choisir d’adhérer et de cotiser à un syndicat de son choix. Une règle de représentativité désigne quelles organisations peuvent
représenter les travailleurs quand vient le moment de négocier les conventions collectives. Des élections aux cinq ans permettent de nommer les prud’hommes, arbitres des litiges issus du monde syndical et patronal, jouant le rôle de nos comités et commisions des relations de travail. Ce système a le mérite de faciliter la mobilisation, car une partie des travailleurs peut faire grève sans que cela nécessite un mandat général. D’un point de vu nord américain, il peut paraitre paradoxal que la France ait un taux de syndicalisation de 8 %, alors que celui du québec est de 39 %. Il est probable que la possibilité de faire la grève hors du cadre syndical explique ce phénomène. Enfin, le financement des organisations syndicales françaises ne repose pas que sur les cotisations comme c’est le cas ici, mais aussi sur des subventions gouvernementales diverses; les cotisations contribuent à une part variant de 15 à 57 % de leur financiement total. Une loi du 19e siècle visant à protéger les syndicats a permis de garder secrète leur comptabilité, jusqu’en 2008 où une nouvelle loi française sur la représentativité syndicale impose la publication des comptes si un certain seuil financier est dépassé.
Nous avons vu que les mécanismes de perception des cotisations syndicales furent un des moyens de rendre effective la solidarité entre travailleurs et de premettre aux organisations syndicales de créer un rapport de force pour négocier et représenter les intérêts de leurs membres. En conséquence, la sécurité syndicale, assurée par la statiblité du financement, a été un enjeu important pour le monde syndical. La manière dont cette sécurité est assurée est le reflet des différentes cultures et histoires syndicales. Elle est le fruit des revendications politiques des différentes organisations syndicales et, au Canada, elle est maintenant assurée par la formule Rand. Toute réflexion sur ce mécanisme, tout projet de modification de cette formule, doit tenir compte de son objectif premier, des répercussions possibles sur les organisations syndicales et sur leur rapport de force quand vient de temps de réclamer pour les travailleurs de meilleures conditions de travail.
Notes
1Petitclerc, Martin, Une forme d’entraide populaire: histoire des sociétés québécoises de secours mutuels au 19e siècle, thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2004.
2Une telle loi est adoptée au Canada en 1847.
3Deglise, Fabien, Des moments historiques pour le syndicalisme québécois, Le Devoir, 27 avril 1997, p. E10-11.
4Obtention du droit de grève par les enseignants québécoissur le site Bilan de Siècle de l’Université de Sherbrooke. http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/22621.html
5Entrée en vigueur du nouveau Code du travail au Québec sur le site Bilan de Siècle de l’Université de Sherbrooke. http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/1651.html
6Cette reconnaissance est acquise lorsque plus de 50 % des salariés de l’entreprise où ils souhaitent êtrereconnus sont membres du syndicat ou, si ce n’est pas le cas, qu’une proportion importante des salariés est membre du syndicat et qu’un vote, organiséà bulletin secret, peut attester d’un soutien majoritaire des salariés au syndicat.
7Dion, Gérard, L’origine de la formule Rand, Relations industrielles / Industrial Relations, vol. 30, no 4, 1975, p. 747-760. http://id.erudit.org/iderudit/028662ar
8Les membres du Syndicat Industriel des Travailleuses et des Travailleurs sont mieux connus sous le nomWooblies. L’Industrial Workers of the World est une organisation syndicale radicale internationale fondée en 1905 et opérant sans accréditation officielle. Noam Chomsky est sans doute un de ses membres les plus célèbres.
9Brochure Un syndicat pour tous et toutes ! du Syndicat Industriel des Travailleuses et des Travailleurs, section Montréal. http://sitt.wordpress.com/a-propos/les-principes-dorganisation/